Etude du déterminisme génétique de maladies multifactorielles dans des populations à taux de consanguinité élevé.

par Émmanuelle Génin

Avec l'avènement des techniques de biologie moléculaire, on dispose aujourd'hui de nombreux marqueurs génétiques sur le génome humain. L'utilisation de ces marqueurs offre des perspectives intéressantes pour l'étude de la composante génétique de maladies multifactorielles, permettant de mettre en évidence des facteurs génétiques, d'élucider leur mécanisme d'action et éventuellement de montrer l'existence d'interactions entre plusieurs facteurs (Clerget-Darpoux et coll., 1992). Des méthodes d'analyse ont été mises au point pour étudier de telles maladies multifactorielles dans des populations panmictiques. On suppose donc que les différents génotypes se répartissent dans la population selon les fréquences de Hardy-Weinberg. Si cette hypothèse s'avère justifiée lorsque l'on étudie de grandes populations, en revanche, un écart aux proportions de Hardy-Weinberg peut s'observer dans des isolats. Dans de tels isolats, certaines pathologies rares dans de grandes populations peuvent apparaître plus fréquemment du fait de la consanguinité. La prise en compte de ce paramètre populationnel qu'est le taux moyen de consanguinité nous semble donc importante.

1. Position du problème méthodologique

Nous avons entrepris un travail théorique pour voir l'influence de la consanguinité sur les méthodes d'analyse génétique utilisées pour l'étude des maladies multifactorielles. L'une de ces méthodes d'analyse est la méthode des paires de germains (sib pair method, Penrose 1935) qui consiste à chercher si des germains atteints reçoivent de leurs parents un allèle marqueur identique par descendance. En l'absence de liaison génétique entre la maladie et le marqueur étudié, on s'attend à ce que les germains aient deux, un ou zéro allèles identiques dans les proportions respectives de 1/4, 1/2, 1/4. Une déviation significative par rapport à ces proportions est une indication de liaison entre le marqueur et la maladie.

Nous avons montré qu'en l'absence de toute liaison, ces proportions pouvaient être modifiées par l'existence d'un très fort taux de consanguinité (plus de 10%) dans la population dans laquelle sont échantillonnées les paires de germains. Cette étude a été réalisée en recalculant formellement, à l'aide des coefficients d'identité (Gillois, 1964; Jacquard, 1972), les proportions de germains attendus avec zéro, un ou deux allèles identiques en fonction du taux de consanguinité. Dans les populations humaines, des taux de consanguinité de 10% sont rarement atteints, de sorte que le fait de négliger la consanguinité ne semble pas pouvoir conduire à une fausse conclusion de liaison par cette méthode. En revanche, cela peut conduire à une mauvaise estimation des paramètres génétiques de la maladie lorsque l'on estime ces paramètres à partir de la distribution observée des paires de germains avec deux, un ou zéro allèles identiques. selon la méthode de Thomson & Bodmer (1977).

Une autre stratégie peut consister à chercher si les malades ont plus souvent un génotype marqueur donné. La mise en évidence d'une telle association entre un génotype marqueur et la maladie peut être une indication de liaison stricte entre le marqueur et la maladie mais également de l'existence d'une stratification de la population. Il existe donc, au niveau populationnel, un déséquilibre gamètique entre les deux locus. La méthode AGFAP (Thomson, 1983) compare, pour un marqueur supposé en liaison stricte avec la maladie, la distribution des génotypes observée dans un échantillon de malades et la distribution attendue sous des modèles génétiques donnés. On peut ainsi déterminer le modèle génétique pour la maladie qui correspond le mieux aux données (minimisation du chi2 de conformité).

Nous avons pu montrer que les distributions génotypiques attendues sous un modèle donné, dépendaient du taux moyen de consanguinité de la population. Les résultats obtenus par la méthode AGFAP s'avèrent être beaucoup plus sensibles à la consanguinité que ceux obtenus par la méthode des paires de germains. Une autre constatation intéressante est que, même en l'absence de déséquilibre gamètique, l'existence d'une consanguinité dans la population d'échantillonnage même faible (de l'ordre de 1%) conduit à des fréquences génotypiques différentes chez les atteints et chez les non atteints, surtout pour un modèle récessif et dans une moindre mesure pour un modèle dominant. La puissance pour détecter le rôle d'un facteur génétique dans une maladie semble donc être plus forte quand la population d'échantillonnage est consanguine, ce qui montre bien l'intérêt du développement de méthodes d'analyse génétique applicables dans des populations isolées.

2. Application à des données concernant des cardiopathies à l'île Maurice

Notre objectif est, dans une première étape, d'illustrer ce travail théorique par une étude sur des données concernant une cardiopathie sévère et précoce à l'île Maurice. Une équipe sur place a recueilli des informations sur des marqueurs situés sur des gènes candidats (c'est à dire des gènes dont la fonction suggèrent qu'ils peuvent jouer un rôle dans la maladie) pour des malades et leurs apparentés. Parmi ces gènes candidats, l'enzyme de conversion de l'angiotensine 1 (ACE) a déjà fait l'objet de plusieurs études en population panmictique (Tiret et coll., 1993). Cette enzyme qui catalyse la conversion de l'angiotensine 1 en angiotensine 2 et inactive la bradykinine, a une action vasoconstrictive. La découverte d'un polymorphisme d'insertion a permis de distinguer deux variants du gène de l'ACE (I et D) et d'étudier leur rôle dans les infarctus du myocarde. Cambien et coll. (1992) ont conclu à l'existence d'une association significative (p<0.007) entre le risque d'infarctus et le génotype DD de l'ACE. Les individus possédant ce génotype ont de plus en moyenne un taux sanguin d'ACE supérieur à celui des individus ID et II. Cette association n'a pas été retrouvée par Summers et coll.(1994) qui rapportent un excès de l'allèle I et du génotype II dans un échantillon de patients, excès qui n'est cependant pas statistiquement significatif. Dans l'étude mauricienne, on cherchera à voir si on retrouve l'association avec le génotype DD et quelles informations complémentaires sur l'étiologie de la maladie, le contexte consanguin peut apporter.

3. Etude d'une grande généalogie

Dans un isolat génétique, on peut espérer retrouver des ancêtres communs aux individus atteints en reconstituant leurs généalogies. C'est ce type d'approche qui a été choisi par l'équipe du Dr Ayadi (Tunisie) pour l'étude de la maladie de Basedow (maladie autoimmune de la thyroïde aussi appelée maladie de Graves). Une grande généalogie avec une quarantaine d'individus atteints et de nombreuses boucles de consanguinité a ainsi été reconstruite. On connaît actuellement des gènes candidats pour la maladie de Basedow : des associations ont pu être mises en évidence dans des populations panmictiques avec le système HLA , en particulier, avec les antigènes DR3 et B8 qui sont plus fréquents chez les malades (Farid, 1987; Uno et coll., 1981). Les gènes codant pour le récepteur des cellules T (Demaine et coll., 1987) et le récepteur de l'hormone thyroidiennes TSH sont également des candidats potentiels. Pour mettre en évidence le rôle de ces facteurs les méthodes utilisées dans les études faites en populations panmictiques (sib-pair, AGFAP) seront certainement inefficaces. En effet, il convient de distinguer dans la ressemblance entre les individus atteints de la généalogie ce qui est dû spécifiquement à la maladie de ce qui est dû uniquement à l'apparentement entre ces individus. La mise au point d'une méthode d'analyse adaptée au problème semble donc nécessaire.

Nous souhaitons donc à terme proposer une stratégie d'analyse spécifiquement adaptée au contexte des isolats génétiques. Cette méthode qui sera développée dans un premier temps pour l'étude de la grande généalogie tunisienne, devrait ensuite pouvoir s'appliquer à d'autres données. Dans des populations à taux élevé de consanguinité, il n'est pas rare en effet de disposer ainsi de grande généalogie avec de nombreux atteints. Une reconstitution généalogique pourrait d'ailleurs être envisagée dans l'étude des cardiopathies à l'île Maurice. Une nouvelle étude des données en tenant compte cette fois des liens de parenté existant entre les malades pourra alors être envisagée et on peut espérer obtenir par ce biais des indications supplémentaires concernant l'étiologie de ces cardiopathies.

4. Conclusions et perspectives

Les études d'épidémiologie génétique en populations isolées nous semble intéressantes en ce sens qu'elles peuvent apporter des informations sur l'étiologie d'une maladie, complémentaires de celles obtenues par des études en populations panmictiques. Cependant, ces études posent des problèmes spécifiques qu'il convient d'aborder avec des outils appropriés. Nous pensons qu'une approche utilisant les modèles développés par la génétique des populations pour rendre compte des écarts à la panmixie peut permettre une meilleure appréhension des phénomènes. C'est ce que nous nous proposons de faire dans ce travail, en intégrant dans des méthodes d'analyse génétique le paramètre populationnel, taux moyen de consanguinité, et en utilisant également les coefficients d'identité génétique.

En prenant ainsi en compte la structure réelle de la population échantillonnée, on pourra analyser des données concernant des pathologies rares dans des populations panmictiques, mais apparaissant plus fréquemment dans des populations isolées, comme par exemple la maladie de Basedow. Le fait de disposer d'un échantillon de malades provenant d'une même région réduit la variabilité environnementale et fournit des données plus homogènes sur la maladie. L'importance de l'analyse de ce type de données a déjà été soulevée par de nombreux auteurs (Thompson, 1986). Cependant, les études réalisées n'ont jusqu'à présent pas donné lieu à la formalisation d'une stratégie d'analyse. C'est justement ce à quoi nous souhaitons que ce travail aboutisse.

Références bibliographiques

Cambien F, Poirier O, Lecerf L et coll (1992). Deletion polymorphism in the gene for angiotensine-converting enzyme is a potent risk factor for myocardial infarction. Nature, 359 : 641-644.

Clerget-Darpoux F. Bonaiti-Pellie C, Feingold J (1992). Marqueurs génétiques et maladies multifactorielles. Quelle stratégie adopter? Méd. Sci., 8 : 1065-1071.

Demaine A, Welsh KI, Hawe BS et coll (1987). Polymorphism of the T Cell Receptor ß-Chain in Graves' Disease. J. Clin. End. Met. 65 : 643-646.

Farid NR (1987). Immunogenetics of autoimmune thyroid disorders. End. Met. Clin. North America 16 : 229-245.

Génin E, Clerget-Darpoux F Consanguinity and sib pair method : approach using identity states. (En préparation).

Génin E, Clerget-Darpoux F Association studies in consanguinous populations.

(En préparation)

Gillois M (1964). La relation d'identité en génétique. Thèse Faculté des Sciences de Paris.

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Thomson G, Bodmer WF (1977). The genetics of HLA and disease associations. In Measuring Selection in Natural Populations (ed. F.B. Christiansen and T. Fenchel), pp. 545-564. Berlin: Springer Verlag.

Thomson G (1983). Investigation of the mode of inheritance of the HLA associated diseases by the method of antigen genotype frequencies among diseased individuals. Tissue Antigens 21 : 81-104.

Tiret L, Kee F, Poirier O et coll (1993). Deletion polymorphism in angiotensin-converting enzyme gene associated with parental history of myocardial infarction. Lancet, 341 : 991-992.

Uno H, Takehiko S, Tamai H et coll (1981). Two major genes, linked to HLA and Gm, control susceptibility to Graves' disease. Nature 292 : 768-770.