1. Impressions d'un récent voyage en Russie,
2. La crise de santé en Russie
Les contacts que j’ai eus étaient limités, et mon échantillon n’est sûrement pas représentatif. Il y a simultanément beaucoup de plaintes et une peur, presque hystérique, à l’idée que les communistes pourraient retourner au pouvoir. Il y a aussi une recherche, comme on peut s’y attendre, pour les boucs émissaires responsables de la situation. Parmi ceux-ci, il y a les capitalistes de l’Ouest, déterminés à exploiter la Russie pour la main- d'oeuvre et les ressources naturelles à bon marché. Dans une conversation en attendant le bus, une femme pose la question : « quel était le nom de Yeltsin avant ? » ce qui voulait dire que Yeltsin était juif et avait changé son nom pour cacher ses origines. Il y a un sens d’humiliation nationale et en même temps un désir d’affirmer la grandeur et la supériorité de la Russie. Par exemple, une dame dans le train regarde les maisons dilapidées, et me dit : « Je suis sûre que vous n’avez pas de telles maisons en Amérique. » Un peu plus tard, ayant entamé un morceau de chocolat importé, elle ajoute : « Quand même, notre chocolat russe a meilleur goût ! » Presque toutes les personnes avec qui j’ai parlé paraissent obsédées avec leurs datchas. Il ne peuvent pas attendre le week-end pour y aller. La datcha représente une sorte d’échappée vers une vie plus simple, plus saine, plus près de la nature, et plus loint des phénomènes incompréhensibles des villes. Le vote du 16 juin, quand j’étais à Moscou, s’est déroulé dans le calme absolu. La plupart des affiches électorales étaient celles de Yeltsin. Je n’ai pratiquement pas vu des affiches en faveur de Zyuganov. Cette vue que j’ai donnée est superficielle : le visiteur glisse sur la surface de la réalité. La crise de santé et de la démographie est une crise silencieuse, invisible pour l’étranger, mais d’une grande importance non seulement pour le présent mais aussi pour le futur de ce pays. C’est un reflet d’une crise systémique.
2. Beaucoup de ceux qui se sont penchés sur la situation démographique de l’Union Soviétique, dans les années qui ont précédé l’effondrement du régime, ont souvent observé que beaucoup de ces phénomènes (particulièrement la mortalité) étaient sans précédent pour une société en « temps de paix ». Mon point de départ est que la Troisième Guerre Mondiale a eu lieu. La Guerre Froide était un « temps de guerre ». Non dans le sens conventionnel d’un conflit militaire, mais bien une confrontation idéologique, politique et surtout économique. La crise de santé et démographique en Russie est en partie le résultat de ce conflit, et des dépenses énormes pour la défense nationale faites des deux côtés. Mais l’Union Soviétique, avec un produit national beaucoup plus restreint que celui des US, et en s’efforçant de maintenir une égalité militaire et nucléaire avec de sa rivale, a dû dépenser un pourcentage de ses ressources humaines et économiques beaucoup plus élevé que son adversaire. En conséquence, le secteur civil et le bien-être de la population, y compris entre autre la protection de la santé, ont été sacrifiés aux besoins de la défense nationale. L’URSS ne pouvait pas produire "du beurre et du canon » en même temps. En plus, le système économique n’était pas à la hauteur de sa tâche et souffrait d’un régime aux mains d’une mafia souvent corrompue et incompétente. Les conditions de santé ont commencé à se détériorer à la fin des années soixante, après l’épisode de Cuba, la chute de Khrouschev, la décision de n’être plus jamais en position d’infériorité envers les USA, le régime de Brezhnev et la période de stagnation, et ont été exacerbées par la banqueroute du système en 1991. Ces conditions ont été reflétées par un accroissement de la mortalité et morbidité, une baisse de la natalité, un système de santé sous-financé et désorganisé, et un environnement ruiné par une course à la militarisation et l’industrialisation qui négligeait les effets de cette course sur le milieu où les gens vivaient. Ce que nous voyons, aujourd’hui en Russie, sont les séquelles d’une guerre perdue, d’une défaite nationale et d’un pays ruiné. C’est une situation d’après guerre, d’inflation, d’appauvrissement, de démoralisation et d’humiliation. Cette situation a conduit à une triple polarisation de la population (a) entre un petit nombre qui se sont enrichis et qui n’hésitent pas à afficher leur inffluence, et un nombre croissant qui vivent très difficilement et qui ont la nostalgie d’un passé plus stable et prévisible ; (b) une division entre les membres d’une nouvelle génération qui peuvent naviguer plus facilement que leurs parents dans les conditions économiques présentes et, qui souvent, commencent à faire la loi dans leurs familles et renversent l’autorité traditionnelle ; (c) une division entre les hommes et les femmes, où ces dernières ont perdu beaucoup des avantages dont elles jouissaient sous le régime soviétique, et qui sont les premières à perdre leur emploi. La crise de santé et la crise démographique vont continuer tant que les conditions économiques et politiques ne seront pas améliorées et stabilisées. Dans ces conditions, il est compréhensible que les femmes ne veulent pas avoir beaucoup d’enfants. Mais le sens de démoralisation et de futilité affecte les hommes plus que les femmes, et conduit à une mortalité masculine adulte très élevée, et une espérance de vie au niveau (ou en dessous) des pays en développement. La différence d’espérance de vie entre les hommes et les femmes est de l’ordre de 14 ans. La Russie est en voie de devenir un « pays de veuves. » Cette crise aura aussi des « échos » dans les années à venir. Le système médical, en lui même, ne peut que contribuer marginalement à la solution de ces problèmes.
Mark G. Field