(*) Post-doctorante à l'INED.
(**) Report de la séance du 5 novembre 1998 en raison de la manifestation des personnels de la recherche publique.
Le point de départ de cette recherche est l'analyse d'un phénomène
récurrent dans les aires migratoires : il s'agit des transformations profondes que
connaissent les sociétés fondées sur la mobilité sous l'effet des variations des
trajets migratoires de leurs membres. En l'espèce, nous analyserons un ensemble de seize
communautés montagnardes des Apennins situées dans l'actuelle province de Plaisance, et
qui constituent la vaste commune de Ferriere (tellement vaste qu'elle était le siège
d'un tribunal de première instance).
Pendant l'époque moderne, elles connaissent une mobilité saisonnière de moyenne
distance vers la plaine du Pô, orientée non pas vers les villes mais plutôt vers les
activités agricoles ou les travaux du bois. Mais par la suite, les destinations des
migrants qui en sont originaires se transforment, pour déboucher, dans la seconde moitié
du XIXe siècle, sur une émigration internationale de plus en plus fréquente. Outre le
continent américain, l'un de ses points d'arrivée privilégiés est la France, et tout
particulièrement la Région parisienne. Le champ migratoire qui se met en place entre les
montagnes de Plaisance et la banlieue de Paris soulève deux problèmes particuliers.
Le premier concerne la coïncidence entre les variations des destinations et le changement
des métiers exercés par les émigrants. Au lieu des activités liées à l'économie
agro-silvo-pastorale, les montagnards de Ferriere soumis à cette émigration transalpine
et urbaine se lancent dans le petit commerce et l'artisanat, et surtout dans les métiers
du bâtiment. Cette nouvelle forme de mobilité ne se substitue pas pour autant à la
mobilité saisonnière ancienne. Au contraire, malgré une légère domination de la
migration internationale, ces deux formes coexistent durant les vingt dernières années
du XIXe siècle. Cette coprésence persiste et même culmine dans la décennie suivante,
au début du XXe siècle, parallèlement à l'apogée des flux migratoires nationaux.
C'est du moins ce que révèle l'utilisation des diverses sources nominatives (status
animarum, recensements, registres de l'état civil), et des indications qu'elles
fournissent sur les professions. Ces documents rendent compte de l'ampleur du changement
auquel furent exposées certaines des communautés de Ferriere dans le dernier quart du
XIXe siècle : les familles touchées par la migration internationale y passent d'environ
20 % en 1876 à plus de 50 % en 1901. Durant les deux décennies suivantes, ce pourcentage
ne cesse bien sûr d'augmenter, mais dans des proportions moindres qu'à la période
précédente et au bouleversement qui l'avait marquée. En revanche, l'intensité du
phénomène s'accroît à l'intérieur même des foyers concernés. On assiste en
particulier à une augmentation du nombre des familles qui partent toutes entières. Pour
combler les lacunes et les silences des données agrégées, il est nécessaire de suivre
les comportements de ces familles à "vocation" migratoire. Les reconstitutions
généalogiques le permettent qui, en reconstruisant les histoires migratoires, nous
mènent directement au terme de leur parcours. On repère en particulier de nombreux
"pays" qui, parmi leurs destinations de prédilection, ont choisi
Nogent-sur-Marne en Région Parisienne : sur 115 émigrants vers la France ayant reçu un
passeport en 1916, 15 s'y dirigent directement. Vu du point d'arrivée, l'effet est encore
plus net : 40 % des Italiens (106 sur 267) qui y déclarent leur résidence entre 1889 et
1893 sont nés à Ferriere.
C'est à ce point du raisonnement qu'émerge avec clarté un second axe de recherche. Une
analyse nominative centrée sur quelques familles touchées précocement par le
phénomène migratoire montre de nombreux cas de présence simultanée d'émigrés à la
fois au lieu d'origine et au lieu d'arrivée. Si quelques familles disparaissent
définitivement de Ferriere, d'autres continuent à paraître dans les status animarum
tout en maintenant leur enregistrement au pays de destination. Une double appartenance qui
parfois se prolonge dans le temps, comme une sorte de manifestation tangible de la double
"fidélité" des émigrants. Une trace, en d'autres termes, d'une émigration
ayant pour objectif le retour ou qui, au moins dans ses motivations initiales, se voulait
temporaire. De fait, tout en ayant transféré en France dès la première génération,
famille, intérêts professionnels et, pourrait-on dire, espace existentiel, une partie
des immigrants de Ferriere n'abandonnent pas les deux clefs de voûte du système de
valeurs de leurs communautés d'origine : le maintien de la propriété foncière dans le
lieu d'origine et une endogamie matrimoniale certes reconstruite et adaptée au nouveau
contexte, mais que l'on retrouve également à la seconde génération. A la différence
des migrants transatlantiques, les migrants continentaux, même avec des distances
importantes et même lorsqu'ils n'ont plus comme objectif le retour au lieu de départ,
conservent des liens significatifs avec leurs communautés d'origines, dont on trouve
encore des traces à la fin de ce siècle.